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LES LECTURES DU MOUTON
16 mars 2018

« Où passe l’aiguille » de Véronique Mougin

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« Il me pousse à quitter M. Antoine pour voler de mes propres ailes. J’en aurais les compétences, sûr, mais pas la force. Mon patron l’a, lui. Sur M. Antoine, la guerre a seulement ricoché, elle a dévié sa trajectoire, couture plutôt que médecine, mais elle ne l’a pas troué. Il peut supporter les deux collections par an, les clientes et les factures, les flux et les reflux de la mode. Mes nerfs à moi ne tiendraient pas, je crois.

Doucement, je le sens, la peur gagne du terrain. Jadis elle s’arrêtait net au seuil de la maison de couture. A l’intérieur j’étais à l’abri, on pouvait me donner n’importe quel modèle, j’arrivais à le réaliser, j’avais la fille en tête […] Mais peu à peu la peur est entrée et j’ai commencé à perdre mes nerfs, avec le flou surtout. […] J’ai peur de ne pas réussir à l’attraper (la fille) et qu’elle s’échappe, qu’elle s’enfuie pour l’éternité. Ça me tue, cette pensée de la fille perdue à jamais. J’ai arrêté le flou heureusement. Mme Jacotte a repris cette partie. Si j’avais dû continuer j’en aurais crevé, je crois ».

L’histoire commence avant la ghettoïsation des juifs de Hongrie. Tomas Kiss, dit Tomi, vit comme tous les adolescents de quatorze ans. Il est intéressé par les filles et n’hésite pas à grimper dans un arbre pour voir les prostituées dans la maison close proche de chez lui. Il fait les 400 coups avec son ami Hugo. Mais surtout, il est en guerre froide avec ses parents. Il refuse d’apprendre le métier de son père, à savoir tailleur, préfère la plomberie surtout pour la salopette bleue. Avec sa mère c’est également tendu suite à une révélation publique d’un secret. Bref, il est comme tous les adolescents quelle que soit la période, il est en révolte. Mais l’Histoire le rattrape ; les discriminations se multiplient, puis c’est la mise en ghetto avant de vivre la déportation à Auschwitz, Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen.

Dans les camps, il découvre l’horreur, la faim mais aussi les moyens de survivre, quitte à ce que ça fasse pâtir les autres. Il faut être fort pour survivre. Ironie du sort, c’est par le fil et l’aiguille qu’il trouve le salut en travaillant à l’atelier de raccommodage. Il découvre qu’il est doué et que ça lui plaît. Comme quoi l’hérédité fait parfois aussi bien les choses.

De retour des camps, sans sa mère et son petit-frère, Tomi découvre avec son père qu’on les a spoliés. Ayant tout perdu, ils partent en France où Hermann et surtout Tomi vont devenir des piliers de la couture parisienne.

Véronique Mougin mène tambour battant ce récit incroyable et romancé d’un cousin de sa famille. Plus qu’un récit autobiographique, l’auteure donne la parole à Tomi et à ceux qui le croisent.  De la vie des camps, elle a su éviter de tomber dans le récit habituel. Plutôt que de raconter en détail les horreurs – d’ailleurs elle évoque très peu la sélection et les chambres à gaz – elle axe sur l’instinct de survie de ces populations piégées dans les camps. C’est guidé par cet instinct, par cette force que Tomi réussit à s’en sortir. Il n’est pour autant pas un surhomme ni un ange. Il est un adolescent qui fait ce qu’il doit faire pour être vivant. Cependant, j’ai été beaucoup plus intéressée par la partie après les camps quand son père et lui arrivent en France. Il est intéressant de voir la montée en puissance de ce jeune talent de la couture, sa reconstruction qui lui permet de fonder une famille malgré l’angoisse. Et puis il est assez spectaculaire de voir que le monde de la couture parisienne fonctionne grâce à des hommes et des femmes qui ont connu les camps ou l’exil : juifs, russes, hongrois etc. Ils créent du beau après avoir connu le plus laid. Une splendide preuve des capacités de résilience !

L’écriture fluide de Véronique Mougin et sa capacité à entrer dans son personnage font de ce roman une bien jolie découverte que je vous recommande.

Véronique Mougin – Où passe l’aiguille – Flammarion – 452p

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