« Manger l’autre » d’Ananda Devi
« Car mon poids n’a pas eu raison de mon intelligence ni de mon acuité d’esprit. Je ne suis pas devenue une larve avachie et amorphe, vautrée dans ses exsudations. Je suis restée curieuse et avide de savoir, heureuse que mon cerveau ne soit pas assujetti à la gravité et me permette des voyages et des découvertes hors du plomb de mon corps, fière de savoir que ma matière grise parvient à absorber les connaissances avec autant d’aisance. Mince, j’aurais traversé les années scolaires avec brio, dépassé tous mes concurrents, rejoint une grande école ou une université prestigieuse. J’aurais fait partie de l’élite scientifique et intellectuelle et suivi un chemin sans doute déjà arpenté et qui ne m’aurait peut-être pas apporté le bonheur, mais qui m’aurait au moins permis de me faire une place parmi vous. Hélas, je suis lucide à défaut d’être mince : je suis obèse, donc, aux yeux des autres, déficiente en neurones ».
Que peut-on attendre de la vie quand on n’est pas dans la norme ? Telle est la question que pose Ananda Devi dans ce terrible roman où les contes finissent forcément mal. Pourquoi devraient-ils bien terminer d’ailleurs ? La vie nous rappelle chaque jour à quel point l’écart à la norme est intolérable, peu importe la « déviance ». Nous sommes dans une société du contre, une société où la différence quelle qu’elle soit fait peur, est entourée de préjugés ou est source de moqueries. Pendant que l’on s’évertue à ostraciser son voisin, on ne regarde pas ses propres travers, c’est bien connu. Ça rassure, ça soulage. Et puis, de nos jours, avec les réseaux sociaux, il est tellement simple, tellement lâche de dire des horreurs.
La jeune fille du roman est obèse depuis sa naissance. Quand on naît en pesant déjà dix kilos, on commence mal la vie et surtout on est déjà catalogué. C’est une malédiction, la mauvaise fée s’est penchée sur le berceau et il n’y a ni baiser du prince charmant ni antidote pour rompre le charme. « La couenne », telle qu’elle est appelée par ses camarades de classe, ne connaîtra que ce monde-là, ce monde de souffrance et de marginalité. Abandonnée par sa mère, son père est le seul à la voir avec des yeux différents. Pourtant, il entretient cette mise au banc en ne voulant pas admettre les problèmes de sa fille. Il contribue au mauvais conte de fées en décidant que la jeune fille a dévoré sa sœur in utero. Terrible et inutile justification qui ne peut que renforcer le mal-être. Malgré les années et les kilos qui s’installent, un autre homme pose des yeux bienveillants, amoureux sur elle… mais peut-on faire abstraction du corps de l’autre ? Peut-on jouir d’un corps qui nous fait souffrir ? Peut-on échapper à son sort ?
Je vous avoue que si je n’avais pas eu ce roman à lire pour le Prix Orange, je ne l’aurais pas ouvert. Le sujet est sensible pour moi. J’avais peur d’être mal à l’aise. J’ai finalement eu une réaction bien différente. Je me suis mise en colère. Pas une colère dirigée contre le livre mais contre tous ces préjugés de merde qui pullulent autour de nous, sur nous, IRL et en virtuel. Vous n’êtes pas dans la norme donc ce que vous avez à dire n’est pas intéressant. Circulez, il n’y a rien à voir ! Cette colère est restée en moi tout au long de la lecture. Pour autant, malgré la grande noirceur et une fin effroyable (je préfère vous prévenir), Ananda Devi parvient à distiller des pointes d’humour et de la lumière grâce à une écriture très imagée et sans pathos.
Ce livre est une énorme claque et je suis ravie de l’avoir découvert avec le prix Orange. Si seulement ce type de livre pouvait faire changer les mentalités. Mais, je vous rassure, il y a bien longtemps que je ne crois plus aux contes de fées.
Ananda Devi – Manger l’autre – Grasset – 220p