« La langue géniale » d’Andrea Marcolongo
Le grec ancien est pour moi une histoire d’amour contrariée. Au collège, plusieurs personnes m’avaient convaincue que le grec était trop difficile et j’avais été quelque peu effrayée par le prof, curieux mélange de Jésus et Charles Manson. Je fis du latin non sans une pointe de regret.
Après le bac, je suis partie en fac d’histoire. J’ai découvert que je n’aimais pas l’histoire médiévale et l’histoire romaine. J’étais naturellement tournée vers l’histoire moderne, contemporaine... et grecque ! Alors que j’envisageais un mémoire de maîtrise en contemporaine (je voulais travailler notamment sur le médical, la folie ou un truc dans ce genre), un cours en licence a changé mon projet : un cours d’histoire hellénistique (en gros tout ce qui se passe d’Alexandre le Grand jusqu’à l’extension de l’empire romain). J’ai ainsi fait un mémoire sur Alexandrie et les Égyptiens. Qu’est-ce qui a pu subsister de l’Egypte pharaonique dans une cité grecque ? Quelles influences mutuelles ? Bref, toute la question de l’altérité, de l’emprunt, de l’assimilation... Et là le regret de n’avoir pas fait grec qui refait surface. Heureusement pour moi, mon sujet me permettait d’avoir accès à de nombreuses sources traduites en français, anglais ou allemand ; le grec n’était pas indispensable. Mais, comme souvent, j’ai été touchée par le syndrome de l’imposteur et j’ai eu envie d’apprendre le grec pour réparer cette sensation. Seule. Avec un ouvrage certes formidable, Ἑρμαιον, mais seule. Pour le coup, malchance. Face à l’ampleur de la tâche, perdue dans les esprits, les accents, l’aoriste et tout le reste, j’ai abandonné.
Tout ce laïus est là pour vous expliquer que je n’ai pas ouvert ce livre par hasard. Parlons enfin de lui.
Andrea Marcolongo partage son amour du grec ancien, une langue devenue une boussole dans sa vie. De façon assez audacieuse, elle montre les difficultés pour nous expliquer le mode de pensée de l’époque ; elle raconte les grands moments de solitude qu’elle a pu vivre face à cette langue si mystérieuse. Le lecteur qui a tenté de se frotter à cet univers déculpabilise. Pour l’autrice, apprendre le grec, c’est apprendre à ressentir cette langue, à la comprendre avant même de tenter d’en maîtriser la grammaire. Elle nous dévoile ainsi plusieurs spécificités complexes de façon simple. L’idée est de saisir la logique.
Ainsi, en conjugaison, le temps n’a aucune importance pour les Grecs. Ce qui compte est l’aspect, la qualité de l’action exempt de toute chronologie. Le Grec ne dit pas quand mais comment.
Pourquoi s’embêter à apprendre les esprits ou les accents alors que nous ne savons pas comment le grec se prononçait ? Et si on tentait de voir dans ces règles compliquées de prononciation, une musicalité singulière qui mérite qu’on s’y attarde. Et si on redécouvrait la musicalité de notre propre langue.
Comment ne pas tomber amoureux de ce nombre, le duel, qui signifie « nous deux », la paire, le double, le couple ? Comment ne pas s’émerveiller face au mode verbal de l’optatif qui exprime le désir ?
Andrea Marcolongo en profite pour parler des origines du grec ancien et de son évolution. C’est passionnant.
En fermant ce livre, j’ai regretté davantage de ne pas connaître le grec ancien. Et puis, je me suis dit que ce n’était pas si grave. L’important n’est pas tellement de maîtriser une langue étrangère - vivante ou morte - que de découvrir à travers elle l’histoire, le mode de pensée, la philosophie de vie d’un peuple, d’une communauté humaine. Tenter de comprendre l’autre, de se comprendre soi-même : n’est-ce pas là une façon de recréer une tour de Babel ?
Andrea Marcolongo – La langue géniale – Le livre de poche – 250p