« Les enténébrés » de Sarah Chiche
« Les semaines passent. Et jour après jour nous continuons à convulser jusque dans l’abîme, comme ses marionnettes dont on coupe les fils et qui juste avant de s’effondrer produisent une danse inouïe. Il arrive à Richard de penser que si mon enfant mourait, alors je quitterais plus facilement mon compagnon. Il m’arrive de penser que si Richard mourait, je serais débarrassée de l’enfer de contradictions dans lequel je croupis et je pourrais alors retrouver ma tranquillité. Il m’arrive de penser que si Paul mourait, je pourrais, avec mon enfant, quitter la France et partir vivre en Autriche. Il arrive à Richard de souhaiter la mort de sa femme. Il lui arrive de la détester d’être si aimante. Il lui arrive de me détester. Il nous arrive d’avoir envie de mourir tous deux ».
Le troisième roman de Sarah Chiche est un livre immense, vertigineux par ce qu’il englobe, par sa structure narrative complexe mais maîtrisée à la perfection, par sa noirceur mais aussi sa puissance inouïe.
Un prologue sur notre monde des années 2010, celui du changement climatique, des bouleversements politiques et des migrations, nous mène vers une femme : Sarah, une psychanalyste de passage à Vienne. Nous passons de l’espace monde à l’intime parce que l’histoire individuelle s’inscrit forcément dans un collectif et dans l’Histoire. Sarah rencontre dans un musée le violoncelliste Richard K. Une passion folle, soudaine conduit la narratrice à convoquer ses monstres intérieurs, à affronter un passé sombre. La narratrice fait face à la question de la transmission : comment vivre avec le poids de la folie des femmes dans la famille ? Est-ce une malédiction ? Comment supporter l’absence ou la monstruosité des hommes ? Comment vivre aussi les non-dits, les mensonges, tout ce qui vient alourdir la vie, la bousiller parfois ?
Ce roman montre la difficulté de s’extraire d’un passé, de nos ténèbres, de nos barrières conscientes ou inconscientes. Il raconte les violences faites aux femmes, le couple dans tous ses états, les secrets de famille, le désespoir, la folie, l’amour. Il exploite, dissèque les névroses de l’être, comme une psychanalyste sait le faire, mais aussi celles de notre collectif. À l’heure où notre monde peut basculer, il est intéressant de tenter de faire le bilan, le solde de tout compte de notre humanité désespérée et désespérante. Mais, pour affronter nos démons, pour retrouver du sens à nos actions ou émotions, ne doit-on pas se faire violence, faire éclater la vérité pour gagner en liberté ? C’est ce que personnellement je retiens de la démarche de l’auteure en espérant ne pas me tromper. L’écriture est assumée ; la quête de vérité passe par la sincérité. Le récit est livré dans toute sa nudité, sans souci du qu’en dira-t-on. Il rend l’ensemble encore plus fort et bouleversant.
Sarah Chiche – Les enténébrés – Seuil – 365p