« Le chagrin des vivants » d’Anna Hope
Premier roman
Coup de coeur
« Et quoi qu’on puisse en penser ou en dire, l’Angleterre n’a pas gagné cette guerre. Et l’Allemagne ne l’aurait pas gagnée non plus. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — C’est la guerre qui gagne. Et elle continue à gagner, encore et toujours ».
Début novembre 1920 à Londres. L’Angleterre attend l’arrivée du soldat inconnu à l’abbaye de Westminster. Du 7 au 11 novembre, on suit le quotidien de trois femmes. Il y a Evelyn, une jeune femme qui travaille au bureau des pensions de l’armée. Elle affronte le quotidien difficile des rescapés et cabossés de la guerre avec une force admirable mais qui cache des blessures profondes, notamment la perte de son fiancé Frazer. Durant ces cinq jours, elle découvre aussi une nouvelle facette de son frère Edouard, ancien capitaine qui lutte lui aussi contre les démons. La deuxième femme est Ada. Elle a la cinquantaine et a perdu son fils unique, Michael, pendant le conflit. Elle avait reçu une simple lettre de décès mais aucun retour sur le lieu de sa sépulture. Elle veut croire que son fils n’a pas disparu provoquant des tensions avec son mari. Enfin, nous suivons également la jeune Hettie, dix-neuf ans, qui danse au Hammersmith avec d’anciens soldats. Les tensions avec sa famille sont importantes et son frère Fred se mure dans le silence.
Si la Première Guerre mondiale a été une inspiration forte de romans, traiter l’après-guerre a été peu fait. Récemment, en France, nous avons eu Au revoir là-haut de Pierre Lemaître mais force est de constater qu’il n’en existe pas beaucoup. Ce qui fait d’autant plus l’originalité de ce roman est que l’auteure a choisi de suivre non pas des soldats rescapés mais des femmes qui sont elles aussi cabossées par cette guerre. Ce parti pris est très intéressant et n’exclut en rien – bien au contraire – le portrait en creux des rescapés. Si les premières années d’après-guerre sont celles de la reconstruction du pays, elles sont aussi la tentative de reconstruction des individus qui font face à des conflits intérieurs variés : la culpabilité d’être vivant ou d’avoir causé la mort, les cauchemars et hallucinations, le handicap physique et psychologique et surtout le sentiment de vide, de solitude, de misère affective. Une scène m’a particulièrement frappée : Evelyn se déshabille chez elle et finit par se rendre compte que le jeune homme qui habite dans l’immeuble d’en face la voit nue. Il est en fauteuil roulant – sûrement un blessé de guerre. Au lieu de se cacher, elle le laisse se masturber devant elle et y prend plaisir. Cette scène révèle cette misère affective, cette solitude et ce besoin d’être regardé, aimé d’une certaine façon.
L’arrivée du soldat inconnu le 11 novembre est l’occasion pour chacun de faire le bilan de sa vie, de tenter de tourner la page, de reprendre vie. Il est un événement symbolique, cathartique.
Anna Hope a livré un roman d’une grande beauté, sensible et très bien documenté. On a presque peine à croire que c’est un premier roman. Elle offre également de très beaux portraits de femmes (même si j’avoue avoir été moins sensible au personnage d’Hettie). Je ne peux que vous conseiller de le lire.
Anna Hope – Le chagrin des vivants – Gallimard – 390p