« Le quatrième mur » de Sorj Chalandon
L'auteur : Sorj Chalandon est un journaliste et écrivain français. Après avoir travaillé trente-quatre ans à Libération, il est aujourd'hui membre de la rédaction du Canard Enchaîné. Ses reportages sur l'Irlande du Nord et le procès Klaus Barbie lui ont valu le prix Albert Londres en 1988. Il est notamment l'auteur du Petit Bonzi, d'Une promesse (prix Médicis 2006), de Mon traître, de La Légende de nos pères et de Retour à Killybegs (Grand prix du roman de l'Académie française en 2011).
Quatrième de couverture :
L'idée de Samuel était belle et folle : monter l'Antigone d'Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé.
Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m'a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l'a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre de n'offre brutalement la sienne...
Mon avis :
J'avais déjà lu ce roman lors de sa sortie à la rentrée littéraire 2013. Je me suis promise de prendre le temps de le relire, ce que je viens de faire.
Quelle claque magistrale !!!! Je n'avais pas été autant bouleversée par un roman contemporain depuis des lustres.
Sorj Chalandon nous livre un roman magnifique, d'une grande violence tout en étant d'un profond humanisme. Journaliste ayant couvert les événements du Liban, il décrit, à travers son personnage Georges, l'insécurité permanente dans le Liban du début des années 80 et notamment toute la barbarie des massacres de Sabra et Chatila. Mais, il décrit aussi tout l'espoir, l'utopie d'une trêve par le biais du théâtre, du partage. Jouer l'Antigone d'Anouilh pour Samuel n'est pas anodin, cette pièce a été jouée pendant la Seconde Guerre mondiale comme un acte de résistance. Jouer cette pièce à Beyrouth, c'est résister pour deux heures à la violence et la haine. Malheureusement, la guerre est la plus forte et Georges, en voulant réaliser le rêve de son ami, de son « frère », va vivre des événements tragiques qui vont complètement bouleverser sa vie. Du militant étudiant parisien, en passant par le « théâtreux de patronage » pacifiste, il va tomber dans une folie jusqu'au boutisme.
Dernière chose, pourquoi ce roman s'intitule Le quatrième mur ? C'est une expression qui évoque au théâtre le mur imaginaire situé sur le devant de la scène, séparant celle-ci avec les spectateurs. A travers ce mur, les spectateurs voient les acteurs jouer. C'est un concept qui a été repris pour la première fois par Diderot. On « brise le quatrième mur » quand des comédiens s'adressent directement au public. En voulant monter la pièce Antigone à Beyrouth, Sam puis Georges construisent un mur de trêve, de paix qui protègent leurs personnages et les situent hors du temps réel, celui de la guerre. Hors, si aucun des acteurs ne brise ce mur, il va s'effondrer par la violence de la guerre. Ainsi l'illusion de la trêve disparaît.
Un tel livre ne pouvait que recevoir une pluie de récompenses. Il a obtenu le Prix Goncourt des lycéens 2013, le Prix Le Choix de l'Orient 2013 et le Prix des libraires du Québec 2014.
Extraits :
« J'avais hurlé qu'ailleurs, dans des berceaux, des bébés avaient eu la gorge tranchée. Que des enfants avaient été hachés, dépecés, démembrés, écrasés à coups de pierres. Et ma fille pleurait pour une putain de glace? C'était ça, son drame? Une boule au chocolat tombée d'un cornet de biscuit? »
« Vous ne savez pas. Personne ne sait ce qu'est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins. On ne voit jamais leurs yeux au moment de tuer. On ne les entend pas chanter victoire sur le chemin du retour. On ne parle pas de leurs femmes, qui brandissent leurs chemises ensanglantées de terrasse en terrasse comme autant de drapeaux. »
« Le quatrième mur ? … Une façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel. Une clôture invisible, qu’ils brisent parfois d’une réplique s’adressant à la salle. »
« Jamais personne ne m'avait vraiment serré dans ses bras. Avant de passer la ligne, Marwan m'a enlacé et je me suis enfoui. Il avait croisé ses mains dans mon dos, emprisonnant mes épaules et mon torse. Je cachais mon visage au creux de son épaule. Il sentait le musc, le cuir de sa veste. Il m'a gardé comme ça, une longue minute, au milieu des chauffeurs de taxi. Moi, sac à terre, les bras ballants. Et puis il m'a repoussé avec douceur sans me quitter des yeux. Les mains sur mes épaules, il m'a tenu silencieusement à distance. Il m'a tourné le dos. Il est remonté dans sa voiture. Lorsqu'il a démarré son grand corps tremblait. Il pleurait. Peut-être. Je ne le saurai jamais. »
« Pourquoi Antigone ? Le Liban est un pays en guerre et nous ne sommes pas réunis autour d’un texte qui parle de paix. Personne ne tend la main à personne et tout le monde meurt à la fin, non ? »