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LES LECTURES DU MOUTON
1 mai 2020

« Ève de ses décombres » d’Ananda Devi

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« Tout cela est si bref. Quelques années dérisoires, à peine le temps d’ouvrir des yeux neufs sur la vie et, déjà, ce qui se présente à nos yeux est la mort. Notre alternative : soit la défaite, soit la conquête par la violence. Mais cette conquête-là n’en est pas une. C’est la résistance des désespérés. C’est ce que j’aurais voulu leur dire, à eux qui se déploient en ce moment à travers la ville avec leurs visages d’anges néfastes, pris dans leur faux rythme, la voix pétaradante de leurs machines annonçant l’échéance. Je ne sais pas ce qui nous rattache à ces cadences meurtrières.

Peut-être le soleil grisé de notre naissance ? »

« Entre tristesse et cruauté, la ligne est mince ». Cette phrase de Sad, l’un des quatre personnages, résume bien ce roman choral.

Tristesse et cruauté de quatre jeunes de dix-sept ans qui vivent à Troumaron, un quartier défavorisé de Port-Louis sur l’Île Maurice. L’envers du décor de carte postale et pourtant ce quartier pourrait tout aussi bien se trouver dans nos banlieues.

Troumaron, ce lieu brun jaunâtre où règnent la misère, le désenchantement et la violence. Ou plutôt les violences. La violence de la mondialisation, la violence du désespoir, la violence des hommes et la violence envers les femmes.

L’histoire d’une tragédie aux accents bibliques. Quatre âmes que Dieu semble avoir oubliées. Nous avons Sad, le poète sous une carapace de dur à cuire. Il est amoureux d’Ève à qui il dédie ses vers. Ève, la « pécheresse » ; celle qui a compris que pour s’en sortir, il ne faut pas hésiter à user de sa féminité. Elle se donne, son corps est une monnaie d’échange. La seule source de douceur lui vient de son amie Savita. Deux âmes sœurs qui cachent un secret : on ne leur pardonnera pas. Clélio, lui, a une rage chevillée au corps. Il voit le monde qui l’entoure avec des yeux d’une trop grande lucidité. Des yeux, un corps qui ont déjà connu la prison.

Ananda Devi donne tour à tour parole à ces quatre jeunes qui sont des adultes avant l’heure. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » dit Rimbaud, le poète préféré de Sad. Eux ont des dix-sept ans bien trop sérieux. Leurs parents, déjà broyés par le chômage, l’alcool et les désillusions, ne peuvent leur servir de modèles. Ils sont livrés à eux-mêmes, en mode survie et sans possibilité de fuir. C’est cette absence de perspectives et ces violences incessantes qui vont les amener dans une situation tragique dont ils ne sortiront pas indemnes.

Ananda Devi livre un roman à la fois sombre et lumineux, servi par son écriture poétique qui, loin de nous mettre à distance des violences, vient au contraire les souligner. Une poésie de la dureté, de la crudité qui en fait un très beau roman.

Ananda Devi – Ève de ses décombres – Gallimard – 160p

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