« Les échappées » de Lucie Taïeb
« On porte en soi la mort comme un fruit qui mûrit, paraît-il, mais on ne veut pas, pour autant, qu’elle parvienne à maturité. On préfère qu’elle ne grandisse pas, alors on ne bouge pas, de peur d’accélérer le processus. Mais, il y a, dans cette immobilité, quelque chose qui ronge, véritablement : un épuisement prématuré des forces, un déclin impassible, une image qui vous fascine et vous empêche de fuir, comme la bête piégée par l’éclat des phares, stoppée net au milieu de la voie, et que le véhicule n’évitera pas ».
Deux histoires qui se mêlent, qui se fondent pour n’en former plus qu’une. Des voix, des paroles, des actes parfois d’une grande obscurité.
Au fil de ma lecture, j’ai été saisie par un sentiment de panique : celui de ne pas comprendre. Que cherche Lucie Taïeb à me raconter derrière ces phrases parfois absconses ? J’ai persisté et me suis raccrochée à un passage page 41 : « Il n’y a aucun récit vrai pour dire cette histoire. Cela ouvre certains possibles ».
J’ai ainsi accepté d’être dans le flou, dans l’incertitude. D’être au cœur de phrases, de pensées, de saisons se dérobant sous ma lecture. Pour parler d’échappées, il faut conduire son lecteur sur une ligne de fuite. Il faut que celui-ci accepte le mouvement, le manque de visibilité. Pas de grille de lecture, le lecteur doit lui-même donner le sens qu’il veut à ce texte. Il est le véritable acteur du récit. Il a toute sa place, il choisit. Il est, dans ce sens, à l’opposée de ces femmes et de ces hommes du roman qui subissent la coercition, qui sont maintenus dans leurs corps et leurs esprits par une dictature du travail. Seule une voix qui échappe de transistors offre une lumière. Elle s’appelle Stern. Stern, la voix de la lutte au pays de la menace. Stern, l’héroïne placide. Stern, le « seul antidote à la matière informe ».
Le travail, encore le travail, toujours le travail. Jusqu’à ce que les corps s’effondrent. Involontairement, sous le poids de la fatigue. Puis volontairement. Être un effondré, c’est risquer d’être mis au ban, de disparaître. Mais peut-être est-ce aussi un moyen de s’échapper, de résister.
Au milieu de ce drame politique et social, une histoire intime se greffe. Celle d’Oskar, de sa mère qui vivent au bord des rails désertés. La sœur, la belle Corinne, leurs corps qui se meurent, noyés. Et la fuite, l’échappée.
Pour lutter, il faut être sans cesse en mouvement. Il faut partir, fuir la violence politique, la violence sociale ou le chagrin du drame de l’intime.
Avec Les échappées, Lucie Taïeb fait résistance au roman traditionnel pour offrir des instantanés de vies, de réflexions que le lecteur assemble à sa guise. Elle y ajoute son sens de la poésie, du fantastique. Elle est toujours à l’orée de quelque chose, au carrefour des styles et des genres. Ce roman laissera peut-être un goût amer chez certains à la fin de la lecture mais, après tout, dans un récit où l’on veut laisser la plus grande des libertés aux lecteurs, il faut accepter que certains prennent la tangente.
Lucie Taïeb – Les échappées – éditions de l’Ogre – 170p