« L’avancée de la nuit » de Jakuta Alikavazovic
« Paul m’a vue telle que j’étais, précisément telle que j’étais, et il m’a aimée. Et il m’aime encore. Malgré lui peut-être ; l’acquiescement, au fond, importe peu. Or un homme qui est capable de cela, de connaître un autre être tel qu’il est et de l’aimer, même dans la trahison, même dans l’absence et l’abandon, cet homme-là mérite l’amour, mérite l’estime, car son cœur bat contre l’époque, car il est dans l’époque comme un nageur contre le courant qui le porte. Tu ne pourras rien au monde qui finit ni à celui qui vient si tu ne vois pas, si tu ne sens pas que cet homme, tel qu’il est, est déjà la résistance ».
Il est des romans que l’on ne voit pas passer à leur sortie. Puis, un jour de flânerie en librairie, ils accrochent votre regard. Vous ne savez pas pourquoi mais vous les prenez et décidez aussitôt de les entamer. Il est des romans que l’on regrette de n’avoir pas lus plus tôt tellement ils sont beaux, tout en regrettant de les avoir déjà terminés. L’avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est de ces romans-là. De ces romans intenses, profonds, qui vous giflent et vous remuent. Il ne se laisse pourtant pas facilement apprivoiser. Très dense et exigeant, L’avancée de la nuit possède une langue riche, magnifique qui se mérite. Sa construction est remarquable aussi bien dans la structure de l’intrigue que dans l’agencement des mots, des phrases qui ne laissent rien au hasard. Nous sommes face à de la belle et grande littérature. Par les problématiques nombreuses et complexes qu’il englobe, mes mots vont peiner à lui rendre justice mais je tente malgré tout.
Je pourrais tout simplement dire qu’il s’agit d’une grande histoire d’amour. Une histoire d’amour belle et tragique telle qu’on les connaît et les aime. Une histoire d’amour où se succèdent passion, séparations et retrouvailles. Ils sont étudiants mais ne se rencontrent qu’à l’hôtel. Paul est chargé de surveiller l’établissement la nuit. Amélia loge dans la chambre 313 et est la fille du propriétaire de la chaîne d’hôtels Elisse où travaille Paul. Tout les sépare, leurs caractères, leurs origines sociales mais l’amour vient les frapper. Tout pourrait être un immense cliché et pourtant il n’en est rien car, derrière cette histoire d’amour, il y a tout un monde que Jakuta Alikavazovic décrit et même tout simplement le monde. Un monde que le lecteur voit défiler sur une trentaine d’années et avec un peu d’anticipation.
Amélia court après un passé, après une mère qui l’a abandonnée pour se rendre à Sarajevo en pleine guerre. Une mère qui a eu cette liberté, cette folie de vouloir raconter la guerre avec des mots mais pas n’importe lesquels, ceux d’une « poésie documentaire ». Une femme qui a sacrifié les siens pour un idéal. Une femme qu’Amélia tente de retrouver avec un espoir tout aussi fou que celui de sa mère. C’est cette quête qui mène l’histoire d’amour avec Paul dans la tragédie : « être amoureuse, c’est une façon de ne pas vivre », se dit Amélia. Rien ne peut étancher cette soif, ne peut empêcher ce besoin de plonger dans les racines, de comprendre ce qui n’est peut-être pas possible à comprendre. C’est une forme de survie, de préservation, une transmission des peurs et des non-dits de génération en génération. Cette même transmission qui amènera sa propre fille Louise à partir à sa recherche, « pour ne pas vivoter entre les vivants et les morts avec un demi-cœur ». La vie comme un éternel recommencement, comme une quête perpétuelle, la vie avec un besoin incommensurable de combler les manques.
Paul devient le spectateur passif de cet amour déchu, sacrifié sur l’autel d’une liberté. Du moins en apparence car l’amour reste vivant, demeure, même quand il semble définitivement perdu. Parce qu’on aime souvent malgré soi, malgré l’autre. Parce qu’il ne s’explique pas, il se vit tel qu’il est, tel qu’il nous fait prisonnier : « tu as sauvé quelque chose de moi qui ne méritait pas d’être sauvé, j’ai détruit quelque chose de toi qui ne méritait pas d’être détruit », dira Amélia des années après leur rupture. Paul porte de toute façon lui-même sa propre croix, cette sensation peut-être de ne pas être à la hauteur des choses. Pour autant, guidé par un même amour inconditionnel – l’autrice livre de magnifiques pages sur l’amour père-fille – il cherche à tout prix à protéger Louise mais « ce n’était pas tout de la protéger ; il aurait fallu la préparer. La préparer – mais à quoi ? ».
Et on en vient à notre monde actuel, à son futur proche. Un monde crépusculaire, qui ne cesse de plonger les êtres dans l’obscurité, la terreur, la violence. L’avancée de la nuit, c’est tomber dans la peur. Une peur derrière laquelle les hommes se barricadent. Les portes blindées, les coffres-forts, la surveillance à distance, Paul les connaît bien, il finit même par faire fortune de ce sentiment qui ne cessera pourtant jamais de le ronger. Une peur qui touche des êtres qui peinent à trouver un sens dans la vie, dans la ville. Des êtres qui semblent cinglés mais qui le sont parce qu’ils vivent dans un monde fou où l’on ne sait pas ce que l’avenir réserve si ce n’est le pire. Doit-on vivre dans cette obscurité en se cachant, en se camouflant, en renonçant ? Ou, au contraire, doit-on prendre ses idéaux, ses envies à bras-le-corps, comme une forme de résistance ? Une chose est sûre, quel que soit le choix, l’amour reste même quand on touche le fond, même quand l'inéluctable arrive. En refermant ce livre, je me dis que tant que l’amour sera là, la nuit trouvera face à elle un mur. Qui tentera de stopper son avancée. Qui résistera à tout, autant que faire se peut.
« La liberté est une peau que nous portons, et comme la peau, elle a plusieurs couches et ne s’ôte qu’à grand prix ».
Jakuta Alikavazovic – L’avancée de la nuit – Points – 280p