« En poussant mes carcasses
Bien sûr que je repense à tous ces mômes vivants
Que j’ai accompagnés qui sont devenus adultes
Aujourd’hui
Certains sont morts aussi
Mais je suis heureux ici
Avec mon épouse
Plus qu’heureux
Non loin de la mer
Quitte à charrier des animaux morts
Nous poussons nos carcasses
Tout le monde ne fait au fond que de trimballer ses carcasses ».
Il a fait des études. Il est travailleur social de profession. Mais, par amour, il part en Bretagne rejoindre sa femme. Pas de boulot dans son secteur. Rien. Besoin, nécessité de travailler. L’agence d’intérim. Fini la vie d’avant. Maintenant il trie, décortique, stocke, range, nettoie, remplit, vide des tonnes de bulots, de crevettes, de carcasses de porc. Il est un ouvrier de l’industrie agroalimentaire. La vie est rythmée par la mécanique répétitive des gestes, des procédures. Le travail automatise l’ouvrier comme une machine. Il n’est plus qu’un prolongement d’une chaîne de production. Mais il n’est pas en métal ; le corps est labouré par la dureté des tâches. Les douleurs s’installent, hantent. Il n’est parfois plus que chair à vif et fatigue : « Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter » lance avec justesse une ouvrière. Le corps est maltraité et même au sortir de l’usine, il trahit. La peau sent la sueur, la crevette, le cochon apeuré. Elle pue la mort. Elle pue le bas de l’échelle sociale, le triomphe du capitalisme, la servitude moderne que des grèves ne parviennent pas à enrayer. Le mépris est visible, parfois dans de minuscules choses. Des commerciaux qui ne respectent pas le travail effectué, des campagnes de médecine du travail infantilisantes et impraticables.
Pourtant dans ce ciel gris, parfois orageux, des éclaircies apparaissent. La camaraderie, l’entraide entre les collègues. Des balades au bord de mer avec le chien Pok Pok. Les jours de congé. L’amour de sa femme. Des petits riens qui viennent adoucir le quotidien.
Et puis, la lecture et l’écriture. La littérature consolatrice tend à donner du sens là où il en existe plus parfois. Parce que la pensée finit par disparaître parfois sous le poids du corps brisé. Thierry Metz, Jane Sautière, Fernand Braudel. Les chansons de Trenet, de Barbara, de Dutronc. L’écriture comme exutoire. Elle sort aussi en cadence, en rythme comme à l’usine mais elle ne maltraite pas le corps. Elle soulage l’âme. L’écriture comme matériau pour raconter, alléger, magnifier ce qui peut sembler laid mais qui a pourtant sa part de beauté. Le travail de l’usine comme art poétique. Et surtout ne pas oublier. Pour soi, pour eux, pour tout le monde.
« J’écris comme je travaille
À la chaîne
À la ligne ».
Joseph Ponthus – À la ligne – La Table ronde – 270p