« Des hommes couleur de ciel » d’Anaïs Llobet
« Un goût acide envahit ses gencives. Voilà, on y est, se dit Alissa. La Tchétchénie est devenue un gros mot aux Pays-Bas, à chuchoter et à ne surtout pas graver sur les tables. Un mot défendu, qui attire l’attention, qui pue le sang et la mort, déjà banni des repas de famille en Russie et désormais ceux aux Pays-Bas. IL allait rejoindre la constellation de mots innocents et imbibés de haine.
Alissa se sentit subitement épuisée. Il avait suffi d’un élève pour balayer dix années d’intégration parfaitement réussie ».
Après la puissance de son premier roman Les mains lâchées, j’avais peur d’être déçue par ce nouvel opus. Et puis j’avoue que lire Anaïs Llobet, c’était me replonger dans des moments joyeux avec deux personnes dont une que je venais de rencontrer, dans une librairie de Montparnasse, lieu malheureusement disparu depuis. Ma crainte s’est révélée infondée. J’ai pris un énorme plaisir à lire ce roman maîtrisé de bout en bout.
À midi, deux bombes explosent dans le réfectoire d’un lycée de La Haye. Vingt-quatre morts. Rapidement, la police découvre que l’auteur de l’attentat est un lycéen tchétchène.
Anaïs Llobet nous plonge dans les heures, les jours, les semaines qui suivent cet événement tragique à travers plusieurs personnages. Nous avons tout d’abord Oumar. Ce jeune tchétchène, qui s’est installé aux Pays-Bas quelques années avant sa famille, cache un lourd secret passible de mort dans sa communauté. Il est un « homme couleur de ciel ». Il se cache et s’invente une nouvelle identité : Adam. Son frère cadet Kirem est un jeune garçon plein de colère, manipulé par son cousin Makhmoud, un être violent et aux idées radicales. Enfin, Alissa complète cette galerie de personnages. Elle est la personne qui fait le lien entre les deux frères. Elle a été leur professeur de russe. Cette dernière qui mène autant que possible une vie occidentale paisible, avec l’amour d’un néerlandais, est rattrapée par son origine tchétchène qu’elle avait savamment cachée.
Correspondante à Moscou pendant près de cinq ans, Anaïs LLobet connaît bien la Tchétchénie et a couvert les persécutions des homosexuels dans cette région. De cette expérience du terrain, elle a su transposer le sort de ces hommes et femmes dans nos sociétés occidentales touchées par le terrorisme. Elle nous tend un miroir où se reflètent nos propres difficultés.
Si le roman aborde les questions de la répression homosexuelle, de l’intégration et du terrorisme, il montre surtout l'incapacité à comprendre. Chaque clan, chaque groupe, chaque communauté ne comprend pas, ne cherche pas à comprendre ce qui fonde l’autre. Or, pour combattre un mal, il faut aller vers lui, le disséquer, s’approprier les codes pour mieux le combattre. Il ne suffit pas de crier haro avec de longs discours politiques surfaits pour résoudre quoi que ce soit. Un passage dans le livre illustre cette incapacité : « Alissa sentait confusément que l’emphase donnée aux mots les vidait de sens. Une société « tolérante, bienveillante, ouverte » n’avait pas besoin qu’on lui dise pour s’en souvenir. Et brandir ses valeurs comme un bouclier de dentelle face à des bombes aveugles lui parut absurde… » (page 28)
Comprendre l’autre, c’est admettre la difficulté à se défaire de ses origines quand un accent trahit, quand des réflexes attirent l’attention, quand une religion fait débat, quand un passé sombre hante et donne des cauchemars. Comprendre l’autre, c’est voir l’incapacité pour certains à se défaire d’une pression sociale, culturelle, familiale. Comprendre l’autre, c’est admettre qu’on ne facilite pas l’arrivée de ces populations venues d’ailleurs, par peur, par bêtise, par désintérêt ou au contraire intérêt financier.
En refermant ce roman, on mesure à quel point nous sommes à la fois victimes et coupables de nos sorts, ici comme ailleurs. Rien n’est tout noir, rien n’est tout blanc et tant qu’on ne verra pas les nuances de gris entre ces deux extrémités, nos défis géopolitiques, sociétaux et culturels ne seront pas prêts d’être réglés.
Merci Anaïs Llobet d’avoir livré un roman puissant, profond qui décrit si bien les tourments de ces hommes et femmes rattrapés par leur sort.
Anaïs Llobet – Des hommes couleur de ciel – éditions de l’Observatoire – 210p
Une lecture commune avec Eirenamg pour le Paris-Nantes :
Ce deuxième roman d'Anais Llobet nous emmène à La Haye aux Pays-Bas au cœur de l'été. La vie est douce pour Alissa qui depuis qu'elle s'est installée en Hollande se fait appeler Alice et également pour l autre personnage principal Adam.
http://eirenamg.canalblog.com