« Courir après les ombres » de Sigolène Vinson
« Mariam s’assied en tailleur entre deux Afghans qu’elle pousse du coude. Elle regarde Louise verser de l’huile dans une poêle qu’elle a sortie de dessous le tuyau. Après avoir vu le moteur du Berge Stahl, plus rien ne peut la surprendre. Quand Louise lui tend son assiette, elle remarque enfin les yeux de la Française, la cicatrice dedans. Pas le reflet d’une vie de misère à pêcher la bonite ou le barracuda en mer d’Oman, quelque chose de plus sordide, à la limite de l’obscénité dans un monde qui crève la dalle : la douleur d’être. Mariam trouve ça franchement immonde. Elle manque d’en vomir ses crevettes ».
Quelle place a le rêve dans notre monde mondialisé ? Peut-on vivre hors de ce système économique répressif, qui réduit les hommes à de simples maillons d’une chaîne ?
C’est à travers le personnage de Paul Deville que Sigolène Vinson nous amène à ces questionnements. Ancien professeur d’économie, Paul a tenté de créer, dans la lignée de son père François, une nouvelle organisation économique plus respectueuse de l’Homme et de son environnement. Mais, il abandonne cette idée pour… travailler au sein d’un empire chinois, la Shanghai Petroleum. Cette compagnie chinoise négocie l’implantation de bases navales en Afrique, notamment à Djibouti, pour sécuriser les mers… mais surtout pour s’octroyer des pouvoirs et richesses supplémentaires. À l’heure où l’Afrique n’est plus tout à fait colonisée politiquement (officiellement en tout cas...), la colonisation économique, elle, bat son plein. L’Afrique est une nouvelle fois un gâteau que l’on se partage et, ironie du sort, ce sont les nouvelles puissances économiques, autrefois considérées « en voie de développement » qui s’immiscent avec les puissances européennes et américaines. Mais pourquoi ce revirement de situation pour Paul alors qu’il semble traversé par des rêves, nourri par une quête d’idéal et de littérature ?
Sigolène Vinson nous montre ce qui se joue sous nos yeux mais que nous avons tendance à ne pas voir, une cécité bien souvent volontaire. Si Paul Deville est le personnage-clé du roman, il est entouré d’autres personnages forts, violentés par cette mondialisation. Mariam qui vit de la pêche sur la mer d’Oman fait un bras d’honneur aux grands cargos qui la privent de poissons. Cush est un migrant qui réussit à faire la traversée pour rejoindre le Yémen. Louise est une Française qui porte en elle un mal-être. Enfin, il y a Harg, le compagnon de chasse aux trésors de Paul, qui prend une décision radicale pour sauver cette corne de l’Afrique, ce golfe d’Aden qu’il aime tant.
Sigolène Vinson a su, comme à son habitude, apporter sa sensibilité dans ce monde du chaos économique. Le choix de Djibouti est loin d’être anodin puisqu’il est le pays de l’enfance de Sigolène, le lieu et le temps de la vie où l’on fait des rêves qui se confrontent ensuite violemment avec la réalité. Si le roman achevé laisse un goût amer sur notre monde, j’estime que Sigolène a su distiller une poésie qui rend ce roman profondément marquant. Il en dit bien plus que certains essais pointilleux sur le sujet. Et puis, pour une fois que je vois le verre à moitié plein, j’y ai vu surtout l’amour de la littérature, de la culture. Si ces dernières ne nous sauvent peut-être pas, elles sont ce qui reste quand tout disparaît.
Sigolène Vinson – Courir après les ombres – Pocket – 200p