« La plupart des hommes ne soupçonnent pas chez eux la part sombre que pourtant tous ils possèdent. Ce sont souvent les circonstances qui la révèlent, guerres, famines, catastrophes, révolutions, génocides. Alors quand ils la contemplent pour la première fois, dans le secret de leur conscience, ils en sont horrifiés et ils frissonnent ».
En septembre 2015, l’Europe est sous le choc : un photographe turc prend des clichés du cadavre d’un petit garçon de cinq ans échoué sur la plage. On apprend qu’il s’appelle Alan Kurdi et qu’il est un syrien d’origine kurde. C’est un petit migrant parti avec ses parents fuir l’insurrection de l’État islamique. Tout le monde a été ému. On ne compte pas le nombre de témoignages, d’articles de journaux sur ce petit garçon parti bien trop tôt, victime de la folie des hommes. Et puis après, plus rien. Tout le monde est retourné à son quotidien, à son travail ou absence de travail, à ses problèmes de transport, à ses difficultés familiales ou autre. Tout le monde a oublié Alan comme on oublie tous ces autres migrants venus s’échouer. L’être humain a une capacité folle à oublier ce qui ne l’atteint pas personnellement. Et puis il y en a tellement maintenant qu’un de plus ou de moins, on ne voit plus trop la différence, hein ? Et si on pousse un peu on pourrait aussi dire qu’ils commencent un peu à nous agacer à venir par paquets sur notre sol. N’avons-nous pas nous aussi des pauvres, des SDF à gérer ? D’ailleurs nous les gérons tellement bien qu’ils sont toujours là avec leurs regards qu’on fuit en permanence.
Sur cette petite île de l’archipel du chien, située dans un lieu inconnu, probablement en Méditerranée, trois migrants échouent eux aussi. Très rapidement, l’élite locale cache cet événement auprès de la population et des autorités. L’île a de grandes ambitions, elle est en pleine négociation pour installer un complexe thermal donc il ne faudrait pas que quelques migrants viennent tout foutre en l’air. L’omerta s’installe ou presque car l’Instituteur lui n’arrive pas à fermer les yeux et il va le payer très cher.
Si je vous parle des migrants, sachez tout de même que ce n’est finalement pas le sujet principal de ce nouveau roman. Ce sujet d’actualité est surtout un prétexte pour faire ce que Philippe Claudel sait faire depuis longtemps : sonder les « âmes grises ». À quel moment devient-on un salaud ? À quel moment en prenons-nous conscience et acceptons cet état de fait voire le légitimons-nous ? Ces questions sont au cœur des différents personnages qui évoluent dans ce récit. D’ailleurs, peut-on parler de personnages ? Ils n’ont pas de noms, ils sont nommés par leurs fonctions ou « états » : le Maire, le Prêtre, le Commissaire, l’Instituteur… Ils ne sont pas des personnages mais des archétypes, ils désignent chacun un élément du corps social : pouvoir politique, religieux… Chacun a sa part de responsabilité, chacun a sa lâcheté qui mène souvent à l’irréparable. Ce récit sous des allures d’enquête ne peut laisser indifférent. Il est servi en plus par une magnifique écriture (bien qu’un peu inégale selon les chapitres je trouve) avec un prologue et un épilogue de toute beauté. Saluons également les éditions Stock pour cette magnifique couverture.
Philippe Claudel – L’archipel du chien – Stock – 285p
Du même auteur :
" Il me semble aujourd'hui que, grâce à ce récit libre dans sa forme, dans son agencement et dans son déroulé, non seulement je force Eugène à rester auprès de moi, je le maintiens sous une sorte de respirateur artificiel, dans un coma qui n'est pas tout à fait la mort, mais je reprends aussi les travaux de la maison.
http://www.leslecturesdumouton.com
é en 1962 dans une famille d'ouvriers, Philippe Claudel a passé une agrégation de français. Il a choisi d'enseigner le français à la maison d'arrêt de Nancy et dans un centre pour enfants handicapés, en sus d'un poste de maître de conférence à l'université Nancy II.
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