« Cette nuit » de Joachim Schnerf

« Denise continuait à boire et Sarah dut écarter son verre pour qu’elle cesse de le remplir. Hésitant, Patrick murmura qu’il était désolé, qu’il n’entendait plus très bien, qu’il avait besoin de racheter un appareil [auditif], qu’il s’excusait sincèrement, qu’il ne fallait pas que Michelle lui en veuille, qu’il ne voulait pas gâcher le Nouvel An et qu’on pouvait discuter sans faire attention à lui. Ma benjamine soupira et jura à n’en plus finir. Sarah s’employait à apaiser les esprits mais je pris la défense de ma fille. C’est vrai, une soirée avec un Patrick absent n’était plus une soirée de fête. Et Patrick n’était plus Patrick si l’on ne pouvait plus provoquer ses diarrhées.

Je me levai, pris le jeune Samuel contre moi, lui saisis le coude et tendis son bras vers l’avant. ‘’Répète après moi : Heil Papa ! Heil Papa’’ Patrick souriait bêtement alors que tout le monde le fixait ahuri. ‘’Heil Papa !’’ Denise se mit à rire, probablement à cause de l’alcool. Même Michelle ne put se retenir devant tant de méchanceté. Par solidarité, Pinhas se rapprocha à nouveau de l’oreille de Patrick pour lui expliquer ce que Samuel criait mais contre toute attente, mon gendre ne prit pas ses jambes à son cou. Il me regarda sans cesser de sourire, secoua la tête pour bien me faire comprendre que j’étais cinglé, puis prit son fils dans ses bras avec une surprenante sérénité.

Etait-ce l’absence d’appareil auditif qui protégeait son transit ? Le silence malgré les gestes ? Je ne le saurai jamais, mais toute la tablée resta émerveillée par ce miracle qui ne se reproduirait sans doute plus. Ma famille était belle. Avec ses défauts programmés et ses surprises ».

Salomon se réveille un matin. Le côté de son lit est vide ; sa femme Sarah est morte il y a peu de temps. Aujourd’hui, c’est Pessah, la Pâque juive. Il recevra ce soir ses filles Denise et Michelle, ses gendres Pinhas et Patrick et ses petits-enfants Tania et Samuel pour le Seder, le repas cérémonial. Mais Sarah ne sera pas là et c’est pour lui une source d’angoisse et de tristesse. Il se remémore le Seder de l’an passé et nous décrypte à travers les descriptions du cérémonial et à travers les comportements de sa famille, ce qu’était sa vie avant le départ de Sarah. Nous découvrons ainsi une drôle de famille, composée d’individus aux caractères bien différents. Salomon est le genre à blaguer sur tout même sur la Shoah qu’il a connu en tant que rescapé d’Auschwitz. Son humour n’est pas forcément du goût de toute sa famille. Certains passages sont savoureux comme ceux avec les poissons rouges Goebbels et Goering par exemple. Les sœurs sont bien différentes. Michelle, la cadette, est une révoltée, qui peine à canaliser ses nerfs. Sa sœur aînée Denise en fait les frais pendant les repas de famille au point qu’elle boit sans cesse. Le gendre Patrick a le sphincter lâche ce qui lui vaut de passer son temps aux toilettes et le second Pinhas est un peu grande gueule. Sarah tentait d’apaiser tout ce petit monde.

Le récit de ce Seder passé est digne d’une comédie dramatique sous des allures de huis-clos.  On ne sait pas comment chacun va réagir, on passe du rire aux larmes. Dans ce beau roman, Joachim Schnerf pose la question de ce qu’il reste dans une famille quand l’un des membres est parti ? Les personnages sont très attachants et notamment ce bon vieux Salomon qui fait le bilan de sa vie et oscille entre la solitude, l’humour et la tendresse. Il fait une magnifique déclaration d’amour à sa femme et à sa famille où les tensions mais aussi les joies font partie du quotidien. J’ai apprécié aussi d’en savoir un peu plus sur les rites juifs que je connais assez mal. Un bien beau roman que je suis heureuse d’avoir découvert grâce au prix Orange.

Joachim Schnerf – Cette nuit – Zulma – 146p