Premier roman
« C’est seulement après le procès que certaines choses se précisèrent, cette nuit-là formait maintenant un arc familier. Tous les détails et les anomalies étaient rendus publics. Parfois, j’essaie de deviner quel rôle j’aurais pu jouer. Quelle responsabilité me reviendrait. Il est plus simple de penser que je n’aurais rien fait, peut-être les aurais-je arrêtés, ma présence étant l’ancre qui aurait maintenu Suzanne dans le monde des humains. C’était un souhait, la parabole convaincante. Mais il existait une autre possibilité lancinante, insistante et invisible. Le croque-mitaine sous le lit, le serpent au pied de l’escalier : peut-être que j’aurais fait quelque chose, moi aussi.
Peut-être que ça aurait été facile. »
L’affaire Charles Manson a inspiré des auteurs en cette rentrée littéraire. Du côté français, Simon Liberati en a fait un roman, California Girls, véritablement axé sur le drame, sans épargner la violence et le gore. Du côté américain, Emma Cline a préféré s’inspirer librement du drame et privilégié les aspects psychologiques. Comment de jeunes gens peuvent en arriver à cette violence, à cette folie meurtrière ?
Cette approche a un pouvoir romanesque à mon sens bien plus grand. La difficulté résidait dans le fait que face à un drame si célèbre, l’auteure ait du mal à tirer son épingle du jeu. Ce n’est pas le cas avec Emma Cline qui réussit un récit formidable et saisissant, prouesse d’autant plus remarquable qu’il s’agit de son premier roman.
Emma Cline nous replonge dans cette ambiance hippie californienne de la fin des années 60 en narrant l’histoire de la jeune Evie Boyd. Cette adolescente se morfond dans sa vie avec un père absent, une mère fantasque et une amie Connie plutôt ennuyeuse. Au hasard d’une sortie, elle tombe sur un groupe de jeunes filles hippies. Elle est immédiatement subjuguée par l’une d’entre-elles, Suzanne. Plus âgée, mystérieuse, prônant des valeurs d’amour, de partage, de don de soi, elle vampirise la jeune fille sans faire beaucoup d’efforts. C’est ainsi que progressivement, Evie découvre cette communauté de marginaux dirigée par Russell. Ce dernier souhaite faire carrière dans la musique et presse Mitch qui travaille dans le milieu de le produire.
Avec un grand sens de l’observation et une maturité d’écriture évidente, Emma Cline explique point après point le mécanisme qui va aboutir à la catastrophe : une idéologie bancale, les affres de la vie communautaire, la manipulation. Elle montre bien aussi le jeu de séduction qui se noue entre Evie et Suzanne, cette séduction qui fait tomber la jeune fille dans la secte mais qui la sauvera aussi du drame. L’auteure n’hésite pas non plus à décrire les événements de façon directe, crue mais sans gore ni surenchère, toujours dans le souci d’apporter un véritable éclairage à l’histoire : l’entrée dans la drogue et la sexualité de la jeune Evie, la description du massacre. Enfin, Emma Cline s’offre le luxe d’apporter le ressenti d’Evie devenue adulte sur cette aventure folle et meurtrière.
J’ai vraiment été bluffée par ce roman et son auteure et je recommande chaudement la lecture.
Je remercie les éditions de La Table Ronde et Anne et Arnaud pour la lecture.
Emma Cline – The Girls – La Table Ronde – 335p.