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LES LECTURES DU MOUTON
5 octobre 2016

« L’insouciance » de Karine Tuil

2016-10-02 13

Coup de cœur – Rentrée littéraire 2016

« Mentez-leur. Mentez-leur quand ils vous demandent si vous vous avez le moral, si vous supportez la chaleur, la pression, votre gilet pare-balles, le poids de votre matériel. Mentez-leur quand ils exigent de savoir pourquoi vous portez un pansement à la main. Mentez-leur quand ils vous assaillent de questions – tu as bien reçu les barres de céréales que je t’ai envoyées ? Et vous répondrez : oui, oui, je les ai adorées, alors que ça fait trois jours que vous n’avez rien pu avaler. Après vous craquez, vous crachez, oui, mais sous la douche, seul, quand les fragments de chair du Canadien bouchent le siphon, quand une part de vous-même est en train de se diluer comme un corps plongé dans un solvant puissant. »

Il est des romans qu’on termine sonné en poussant des « whaooo » tellement on a été bluffé par le récit et surtout par l’auteur. L’insouciance de Karine Tuil fait partie de ces romans. Il est vrai qu’il faut vouloir affronter ce récit, sa noirceur, sa vérité mais franchement, il me semble important de ne pas passer à côté de cette lecture.

Après un avant-propos percutant sur le 11 septembre et un premier chapitre puissant, péremptoire sur l’enfer afghan, Karine Tuil nous emmène dans la France d’aujourd’hui à travers quatre personnages. Nous avons tout d’abord Romain Roller, un militaire qui revient d’Afghanistan déphasé, ravagé par ce qu’il a vécu. Sur l’île de Paphos où il est assigné à résidence avant son retour en France, il rencontre Marion Decker, une journaliste et écrivain. La passion, inattendue, les traverse. Mais, Marion est mariée à un riche entrepreneur franco-américain, François Vély. Leur mariage, pourtant récent, se fissure progressivement par le poids des incompréhensions et par « l’affaire » qui embarque François dans des accusations de racisme et à la confrontation à son origine juive. En parallèle, l’auteure nous plonge dans la vie d’Osman Diboula. Ce fils d’immigrés maliens, ayant fait ses armes dans l’associatif au moment des émeutes de 2005, est devenu conseiller du président. Le pouvoir est une drogue et Osman s’en rend compte quand il tombe de son piédestal. Sa compagne Sonia, qui occupe aussi une place enviée dans le milieu, n’apporte pas le soutien souhaité… Son passé en banlieue resurgit au même moment en la personne d’Issa qui se radicalise. Le salut d’Osman, son retour en grâce arrive avec « l’affaire ». Lentement mais sûrement, Karine Tuil tisse la toile qui va réunir ces quatre personnages en Irak. Un voyage qui va les marquer à jamais.

Avec ce gros roman de plus de 500 pages mais découpé en courts chapitres, Karine Tuil aborde toutes les questions fondamentales que se pose notre société actuelle. Nous sommes bien au-delà d’une radioscopie du monde d’aujourd’hui, nous assistons à notre lente et douloureuse vivisection en ce début de 21e siècle : le terrorisme, le racisme, l’antisémitisme, la violence des réseaux sociaux, les luttes de pouvoir, les enjeux géopolitiques et financiers et surtout l’identité. C’est d’ailleurs le thème qui transparaît le plus dans ce roman : chaque personnage est confronté à cette question de l’identité. Rien n’est laissé au hasard, rien ne manque, rien n’est en trop. Le travail de documentation a dû être colossal pour en arriver à ce résultat. La construction est parfaite jusqu'à la dernière phrase. Chapeau bas !

Je ne peux que vous conseiller ce magnifique roman, bien trop décrié à mon goût par certains. J'espère qu'avec le temps, on comprendra l'erreur de n'avoir pas reconnu ce roman à sa juste valeur. Je termine cette chronique par une phrase de Marion qui résume bien l’écriture de Karine Tuil : « j’écris la vie parce qu’elle est incompréhensible ». Oui, parfois la vie (littéraire) est incompréhensible...

 

Karine Tuil – L’insouciance – Gallimard – 525p.

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Commentaires
D
Comme toi, j'ai été époustouflée par ce roman. Les presque 600 pages se lisent d'une traite et l'on en ressort en effet complètement sonné.
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L
Voilà une bien belle chronique :) j'avoue que les 600 pages me font peur mais j'en lis tellement de bien que je me laisserai très certainement tentée.
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