« Laëtitia ou la fin des hommes » d’Ivan Jablonka
« Nous avons de la distance vis-à-vis de nos morts, alors que la souffrance d’autrui nous happe, nous habite, nous hante, ne nous lâche plus. Pour nous-mêmes, il n’y a plus rien à faire. Notre blessure, c’est nous-même, le drame et la routine de votre vie, notre névrose apprivoisée, et nous y sommes habitués, comme à une infirmité. Il y a, dans la vie de Laëtitia, trois injustices : sa mort atroce, à l’âge de dix-huit ans ; sa métamorphose en fait divers, c’est-à-dire en spectacle de mort. Les deux premières injustices me laissent désolé et impuissant. Contre le troisième, tout mon être se révolte. »
Elle n’avait été que « l’affaire », celle débutée avec sa disparition dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011 puis matérialisée avec la découverte de son corps quelques semaines plus tard.
Elle n’avait été que la victime parmi d’autres d’un délinquant sexuel, le prétexte de Nicolas Sarkozy pour s’immiscer dans le domaine judiciaire.
Elle n’avait été que cela jusqu’à présent Laëtitia Perrais. Ivan Jablonka, dans cet ouvrage, souhaite qu’elle soit ce qu’elle était réellement : une jeune fille de dix-huit ans avec des envies, des passions, des désirs, des peurs ; une jeune femme au parcours personnel difficile et qui explique en partie sa fin brutale.
Dépossédée de sa propre histoire, livrée en pâture par les médias, Ivan Jablonka a voulu à la fois rendre hommage à cette jeune fille mais aussi étudier le fait divers comme un fait social, un objet d’histoire. Pendant deux ans, il a mené son enquête, rencontré les proches, les différents acteurs de l’affaire et a assisté au procès de son meurtrier Tony Meilhon.
Aux frontières du journalisme, de l’histoire, de la littérature et de la sociologie, Ivan Jablonka livre un document passionnant qui prend soin à la fois de rendre à la victime son statut d’être humain mais aussi de décortiquer les différents aspects de l’affaire. Il y a les aspects psychologiques du tueur, des proches mais aussi de Laëtitia (comment une jeune fille peut-elle se laisser embarquer par un homme qui est clairement louche dès le départ) ; le conflit politique et judiciaire avec les saillies du président Sarkozy à l’origine d’une grève de la magistrature. Enfin, il y a l’étude de l’emballement médiatique, le « spectacle de mort » : comment les proches y font face, comment cet engouement naît et disparaît au profit d’autres infos, laissant les gens touchés par cette vague dans un mal-être.
Alors qu’habituellement je ne suis pas fan de ce type d’ouvrages – j’ai le fait divers en horreur – je me suis passionnée pour cette enquête qui montre aussi toute la violence faite aux femmes, bien au-delà de la violence physique comme l’auteur l’explique dès son introduction :
« Mais Laëtitia ne compte pas seulement pour sa mort. Sa vie nous importe, parce qu’elle est un fait social. Elle incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes. Quand Laëtitia avait trois ans, son père a violé sa mère : ensuite, son père d’accueil a agressé sa sœur ; elle-même n’a vécu que dix-huit ans. Ces drames nous rappellent que nous vivons dans un monde où les femmes ne sont pas complètement des êtres de droit. Un monde où les victimes répondent à la hargne et aux coups par un silence résigné. Un huis clos à l’issue duquel ce sont toujours les mêmes qui meurent ».
Ivan Jablonka – Laëtitia ou la fin des hommes – Seuil – 390p.