Poser des questions aux auteurs dont j'ai aimé les livres, cela me trottait depuis un moment dans la tête. Mais, à chaque fois, je renonçais : je ne me sentais pas légitime (je suis une simple blogueuse passionnée mais pas une critique littéraire en tant que telle), j'avais peur de poser des questions d'une profonde banalité et même peur de contacter les auteurs (bah oui je suis un peu timide aussi).
Et puis, j'ai fini par prendre mon courage à deux mains et je me suis lancée. Quoi de plus normal que de contacter pour ce premier "Questions à..." l'auteur du meilleur roman (selon moi) de la rentrée littéraire 2015 ! J'ai contacté Hafid Aggoune, l'auteur de Anne F. et, avec une très grande gentillesse, il a accepté de répondre à mes six questions. Je le remercie encore une fois de s'être prêté au jeu.
« En ces heures troubles, il est temps de devenir meilleurs, il est temps pour nous tous, chacun à sa manière, de devenir des héros. »
© Brigitte Lo Cicero
Comment vous est venue l'idée d'écrire sur Anne Frank ?
Anne F. est né d'une rencontre avec Amanda Sthers à l'automne 2014. J'aime la collection qu'elle dirige, Miroir, aux éditions Plon. Le principe est que chaque auteur choisit le personnage central d'un roman, une personnalité célèbre qui fait écho à l'auteur et de mon côté c'est Anne Frank qui me motivait. Ensuite, la rencontre avec l'éditrice, Lisa Liautaud, m'a convaincu que ce projet de livre allait naître sous le bon regard.
J'ai eu envie de rendre hommage à la jeune fille d'Amsterdam et de réactualiser le mythe, aller au-delà, en donner un visage plus intime et en lien avec notre époque, nos peurs et les troubles qui nous menacent. Tout cela est donc né avant le 7 janvier et 13 novembre 2015.
Après la sortie du livre et son succès, les rencontres et salons m'ont convaincu que le Journal d'Anne Frank, certes connu du monde entier, n'était pas lu par tout adolescent, et que de nombreux adultes, en lisant mon roman, avaient envie de redécouvrir des écrits qu'ils avaient lus lors de leur propre adolescence. Le pari était donc gagné : faire découvrir le Journal d'Anne Frank à une génération qui lit moins et redonner envie à ceux qui l'ont lu de la redécouvrir.
Le message d'Anne Frank est universel, c'est une évidence. Mais ce qu'il ne faut pas oublier, c'est la transmission. Il y a des œuvres ou des références évidentes pour des littéraires qui risquent d'être oubliées si l'on ne continue pas à en parler. Connaître Anne Frank est une chose, c'est normal puisqu'elle est connue du monde entier, mais lire réellement son Journal et donner envie de défendre l'écrit et les livres, ou en apprécier toute la maturité en est une autre.
Dans Anne F., mon roman met en scène un professeur d'aujourd'hui complètement désespéré parce qu'il a eu un élève devenu terroriste, un jeune homme issu de l'immigration comme lui, l'un de ses meilleurs élèves. Mon personnage principal veut se donner la mort car si les livres, l'éducation et tout ce qui a fait de lui une bonne personne ne fonctionnent plus, il ne voit pas d'espoir possible. Or, cette nuit-là, avant de mettre un terme à sa vie, il feuillette quelques livres de sa bibliothèque et tombe sur le Journal d'Anne Frank... l'espoir redevient possible à travers sa relecture.
Récemment, un professeur bien réel a connu un peu le même destin que ma fiction. Il a eu une élève brillante qui est partie en Syrie et il ne voit plus l'espoir d'une génération qui ne croit plus en l'universel.
Personnellement, écrire ce livre a été la chose la plus importante que j'ai faite à ce jour. Les mots d'Anne Frank doivent se répandre contre la barbarie, l'ignorance et les peurs.
En ces périodes troubles et avec l'importance des réseaux sociaux, pensez-vous que le livre a encore suffisamment de poids pour éveiller les consciences ou faire acte de résistance ?
David Bowie vient de mourir et l'une de mes chansons préférées de ce génie polymorphe est Heroes. En ces heures troubles, il est temps de devenir meilleurs, il est temps pour nous tous, chacun à sa manière, de devenir des héros. Et les livres sont la clé, la défense des livres, puisque le meilleur de l'humain est né de la transmission. Se divertir et communiquer ne doivent pas remplacer le Savoir et le Faire. Les époques sombres doivent nous pousser à donner le meilleur de nous-mêmes et de mettre en avant ce qui nous rassemble comme les sciences humaines. Le tout-spectacle et le tout-économique doivent se baser sur les sciences humaines, même dans les entreprises.
On ne peut pas construire un monde coupé du savoir ou simplement dirigé par une élite savante. Le savoir doit se répandre comme l'oxygène. Si le sang se répand, il faut plus de savoir, d'écoute, de mélange. Le sang ne doit pas recouvrir les consciences.
Le livre a toujours été, est et sera toujours la plus belle réponse et l'arme la plus constructive. L'avenir est aux bâtisseurs, le livre en est le pilier, comme tous les arts et l'Histoire. C'est ma conviction.
David Bowie - Heroes
Ces dernières semaines, des polémiques sont nées avec l'entrée dans le domaine public du Journal d'Anne Franck mais aussi du Mein Kampf de Hitler : qu'est-ce que cela vous inspire ?
Je ne comprends pas l'intérêt de republier Mein Kampf. Les universitaires peuvent l'étudier quand ils veulent et les néo-nazis et autres malades mentaux du fascisme rampant ou curieux le trouvaient facilement sur le net. Le rendre public et le répandre, c'est jouer avec le feu.
La polémique concernant le Journal d'Anne Frank fait partie des énièmes polémiques sur ce livre hors du commun. Anne Frank fera toujours parler d'elle (de là où elle est, elle en est ravie, je pense).
Comment est venue votre envie d'écrire ? Quelles sont vos sources d'inspiration ?
J'étais un garçon rêveur et très sensible aux mots. J'ai tout de suite aimer lire, rester dans ma chambre, calmement. Dans mon enfance, les livres sont devenus mon jardin secret. À quinze ans, j'ai commencé à tenir un journal intime, une manière de comprendre le monde, de m'en protéger, de me soustraire à l'autorité paternelle aussi. Lire, puis écrire m'ont apporté de l'assurance et de nouveaux pères et mères, avec ces centaines d'écrivains, femmes et hommes de toutes les époques et de tous les pays, mon armée secrète pour vivre et aimer vivre, vivre et donner envie d'aimer vivre.
Il faut décrire le monde, aiguiser son regard critique, c'est cela qui m'a donné envie de devenir écrivain.
Mes sources d'inspiration sont ce que je ressens principalement et les questions que je me pose, le monde dans lequel je vis, notre monde, complexe, sombre et parfois étonnant, lumineux.
Chaque écrivain a son propre secret quant à cette voix qui jaillit de ses mains. Mon secret, mon inspiration, est peut-être de tendre l'oreille vers des choses qui viennent de loin, au fond de l'être... Le silence n'est jamais un silence.
Avez-vos des rituels, des routines d'écriture ?
Pas particulièrement. Je note des idées sur le papier ou parfois sur mon téléphone, quand cela vient. J'écoute beaucoup ce que Blanchot appelle "le livre à venir", les mots avant les mots. J'écris énormément sans écrire car le temps de gestation est essentiel dans mon cas. Je dois porter un livre, le laisser vivre dans sa nuit.
Quand il est temps d'écrire, la première version vient souvent la nuit, puis l'écriture commence, c'est-à-dire la réécriture.
Écrire est un travail sur la base d'un matériau solide à modeler, triturer, détruire, peser, façonner. C'est réel, rien d'une rêverie.
Écrire est la chose la plus réelle que je sache faire.
Pourriez-vous conseiller trois romans à lire ?
C'est difficile car je lis beaucoup. Parfois j'ai dix livres en cours...
Comme ça spontanément, trois de mes dernières lectures marquantes :
- Triple Crossing de Sebastian Rotella.
- Courir après les ombres de Sigolène Vinson.
- Le monde de Raymond Carver, un recueil de textes de Carver avec des photos de Bob Adelman (livre sur lequel j'ai posé mon ordinateur portable pour répondre à cette interview).
Les livres servent à tout...
Hafid Aggoune, Anne F., Miroir, Plon, 146 p
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Et tes questions sont loin d'être banales.