L'auteur : Marceline Loridan-Ivens, née en 1928, déportée à Auschwitz-Birkenau avec son père, a été actrice, scénariste, réalisatrice. On lui doit notamment « La petite prairie aux bouleaux », avec Anouk Aimée (2003), de nombreux documentaires avec Joris Ivens, et Ma vie balagan (Robert Laffont, 2008).
Extrait :
J'ai été quelqu'un de gai, tu sais, malgré ce qui nous est arrivé. Gaie à notre façon, pour se venger d'être triste et rire quand même. Les gens aimaient ça de moi. Mais je change. Ce n'est pas de l'amertume, je ne suis pas amère. C'est comme si je n'étais déjà plus là. J'écoute la radio, les informations, je sais ce qui se passe et j'en ai peur souvent. Je n'y ai plus ma place. C'est peut-être l'acceptation de la disparition ou un problème de désir. Je ralentis.
Alors je pense à toi. Je revois ce mot que tu m'as fait passer là-bas, un bout de papier pas net, déchiré sur un côté, plutôt rectangulaire. Je vois ton écriture penchée du côté droit, et quatre ou cinq phrases que je ne me rappelle pas. Je suis sûre d'une ligne, la première, «Ma chère petite fille», de la dernière aussi, ta signature, «Shloïme». Entre les deux, je ne sais plus. Je cherche et je ne me rappelle pas. Je cherche mais c'est comme un trou et je ne veux pas tomber. Alors je me replie sur d'autres questions : d'où te venaient ce papier et ce crayon ? Qu'avais-tu promis à l'homme qui avait porté ton message ? Ça peut paraître sans importance aujourd'hui, mais cette feuille pliée en quatre, ton écriture, les pas de l'homme de toi à moi, prouvaient alors que nous existions encore. Pourquoi est-ce que je ne m'en souviens pas ? Il m'en reste Shloïme et sa chère petite fille. Ils ont été déportés ensemble. Toi à Auschwitz, moi à Birkenau.
L'Histoire, désormais, les relie d'un simple tiret. Auschwitz-Birkenau. Certains disent simplement Auschwitz, plus grand camp d'extermination du Troisième Reich. Le temps efface ce qui nous séparait, il déforme tout. Auschwitz était adossé à une petite ville, Birkenau était dans la campagne. Il fallait sortir par la grande porte avec son commando de travail, pour apercevoir l'autre camp. Les hommes d'Auschwitz regardaient vers nous en se disant c'est là qu'ont disparu nos femmes, nos soeurs, nos filles, là que nous finirons dans les chambres à gaz. Et moi je regardais vers toi en me demandant, est-ce le camp ou est-ce la ville ? Est-il parti au gaz ? Est-il encore vivant ? Il y avait entre nous des champs, des blocs, des miradors, des barbelés, des crématoires, et par-dessus tout, l'insoutenable incertitude de ce que devenait l'autre. C'était comme des milliers de kilomètres. A peine trois, disent les livres.
Ils n'étaient pas nombreux les détenus qui pouvaient circuler de l'un à l'autre. Lui c'était l'électricien, il changeait les rares ampoules de nos blocs obscurs. Il est apparu un soir. Peut-être était-ce un dimanche après-midi. En tout cas, j'étais là quand il est passé, j'ai entendu mon nom, Rozenberg ! Il est entré, il a demandé Marceline. C'est moi, je lui ai répondu. Il m'a tendu le papier, en disant, «C'est un mot de ton père».
Mon avis :
Que dire sinon que bien évidemment c'est un témoignage émouvant ! Le plus intéressant, car moins raconté en général, est le retour, quand on retrouve la famille qui ne sait rien et ne veut rien savoir, quand il faut reconstruire sa vie bon gré, mal gré. L'ensemble est en plus bien écrit.
Après, j'avoue que j'ai tiqué sur les interventions de Marceline Loridan-Ivens dans les médias, que ce soit par exemple à France Inter ou dans La Grande Librairie de France 5. Pour elle, les Français n'auraient peut-être pas défilé après les attentats s'il n'y avait eu que des victimes juives et l'Islam est un problème : non l'islam n'est pas un problème, c'est l'islamisme.
J'ai fait abstraction de ces remarques pour me plonger dans cet ouvrage qui mérite vraiment d'être lu par tous.